Les assises du monde
Bruno Gadenne est un globe trotter, un voyageur. Il est mu par le désir puissant d’aller expérimenter et vérifier la beauté du monde. Celle des paysages primordiaux, de la jungle, de la forêt primaire et d’autres terres lointaines. Une attitude romantique contemporaine dans laquelle il accumule, sur des carnets de croquis et dans sa mémoire, des réminiscences et les « rêveries d’un promeneur solitaire »1 qu’il ramène à l’atelier. Ces paysages qui ont été traversés par le corps du peintre sont retranscrits sur la toile à partir de photographies prises par lui-même et retravaillées sur ordinateur. Le traitement des images crée une subtile déformation de la lumière, une étrangeté alliée à un émerveillement qui demeure intact.
Au regard du geste de cet artiste, émerveillement et attitude romantique sont à prendre à notre époque au sens le plus fin des termes. Au XIXe siècle, si on a beaucoup dit - à juste titre - que le romantisme était une réaction contre le classicisme, une autocritique de la modernité et du triomphe de la rationalité, ou encore une lutte contre un désenchantement du monde et une perte de son sens métaphysique, il fut bien plus que cela : une nouvelle vision du monde, absolument inédite. Détrôner l’homme et réhabiliter le paysage pour le mettre au centre du regard fut une révolution. Une
révolution du regard bien entendu et, au-delà, de la question « qu’est-ce que voir? » qui se rejoue de
manière cruciale dans une société où l’on voudrait de plus en plus restreindre notre champ de vision,
et donc notre pensée. Peindre la nature, et celle non apprivoisée par l’homme, c’est donner forme à
l’informe, à ce qui échappe, car le paysage déborde toujours du cadre du tableau et prolonge la vision
en lui restituant de la liberté.
Le paysage éveille en nous des émotions multiples. Il peut nous émouvoir aux larmes en nous
saisissant jusqu’à la gorge, ou renouer aux sources insoupçonnées de notre enfance avec ses joies
irrépressibles. Se faisant écho à la dichotomie kantienne, le premier est l’expérience du sublime, un
émerveillement presque béant mêlé d’une certaine crainte de l’illimité, de l’inconnu. Le second est
celle de la beauté, éveillant une profonde gaîté bénigne. « La nuit est sublime, le jour est beau » 2.
Devant un paysage de la main de ce jeune peintre, nous sommes assurément du côté du sublime,
même dans l’éclat d’une lumière du jour.
!
Aucune abstraction dans ce travail, même s’il y a une distorsion ténue distillant une réalité troublée.
C’est une philosophie initiale, réitérée et affermie qui veut que la peinture est à rendre compte de
l’inséparabilité du monde et de l’apparence. Dans une toile de l’artiste, certains détails sont d’une
précision inouïe, quasi hallucinée. À la vie silencieuse des magnifiques natures mortes de Chardin,
j’appliquerais volontiers les propos de Diderot à beaucoup de paysages de Bruno Gadenne. « Ô
Chardin ! Ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile »3.
Et parce que le processus de création n’est pas linéaire, toujours un apprentissage infini et un risque renouvelé, parfois le jeune peintre s’éloigne de ce réalisme vertigineux et s’aventure dans des gestes débridés. C’est le cas dans les toiles Cascade-Variation I, Cascade-variation VI et Feu I4. La vitalité qui bruit dans les végétaux foisonnants hyper réalistes sont ici retranscrits dans la trace du geste même, dans un apport débordant du corps. D’un seul coup, l’érotisme effleurant devient matière de la peinture. Sans contradiction, c’est le début de la construction d’une passerelle entre un geste d’effleurement sensuel et celui d’une organicité plus brute, un élément d’une écriture picturale qui s’inaugure peut-être.
La nuit est essentielle dans de nombreuses toiles. Du côté de L’Autre versant, avec Les Idoles5. Les
teintes ombreuses ne sont ni taciturnes, ni bilieuses : un tantinet saturniennes, elles viennent de
l’envers du ciel, elles sont d’un avant-monde. Dans l’érudition des ténèbres, l’artiste crée des lumières
transgressives à l’heure du loup. Dans une dilution du visible – propre à la nuit – il apporte un geste
révélateur mais irrésolu qui laisse place au regard de l’altérité, un surgissement de formes non closes.
Une vision multiple de sens. Une utopie.
Et parfois la nuit brûle6. Mais aussi l’aube, ou le crépuscule, les chemins de traverse de la nuit7. Nue, la
nuit se mue en feu. Confident de la foudre, l’incendie se gonfle et rompt d’avance l’éclat du soleil à
venir. Il est une incision du temps et une nouvelle sente ouverte. On le garde à distance car il est
dangereux, une « menace » 8. Il semble d’emblée dévisager clairement toute l’inquiétude sourde que
nous ressentions dans la nuit de la forêt épaisse. Dans le seul fait de la nuit, il y a cet écart, ce léger
mais profond « feulement d’inconnu »9. On ripe à la surface d’un monde altéré, empli d’inquiétudes
irrationnelles, « de mouvements effarés »10.
Quand un animal surgit dans ce drôle de silence, son apparition est d’une beauté archaïque, un
saisissement comme la force de l’image d’un rêve. L’animal est dans sa nuit, et nous sommes dans
notre nuit, nous y sommes l’un et l’autre. Dans cette émergence magnifique, nous renouons avec une
appartenance à la nature qui nous a rendu au monde mais que nous avions rangé dans un des tiroirs
reculés de notre mémoire. À mes yeux, les représentations de la jungle évoquent l’atmosphère du film
Tropical Malady du réalisateur thaïlandais Apichatpong Weerasethakul, dans lequel une légende
ancestrale est contée : au coeur d’une forêt touffue et inquiétante, un homme peut être transformé en
un fauve. Devant une toile de Bruno Gadenne, tout en glissant à la lisière d’un monde métamorphosé,
nous sommes à l’affut d’une apparition. L’élégante bestialité de ses paysages leur confère un caractère
hors du temps. Dans ces lieux indéterminés, non dénués d’un érotisme pudique, un équilibre se joue
entre l’intensité des noirs et la révélation d’un foisonnement incroyable de détails. Le proche se
diffuse avec le lointain et le lointain fait vibrer le proche.
!
Nous sommes devant un monde primitif, devant des terres encore non colonisées et avilies par
l’homme. La végétation est exubérante, la forêt est pleine de bêtes, elle est habitée de sa sauvagerie
et parturiente de son innocence première. On entend les cris des singes et d’autres animaux presque
méconnaissables, on imagine les pas sourds d’un grand félin, on sent la fragrance des multiples
essences. La peur de l’homme y est prégnante. Ce dernier a conscience que chacun de ses
déplacements a une incidence sur ce qui l’entoure. Quelle merveille ! Nous sommes à nouveau nus
comme la plupart des rares figures des toiles de l’artiste. Dans un plaisir inavoué, nous devenons un
élément constitutif de la poésie du panorama. Si nous avançons dans le tableau, nous entrons dans la
forêt rejoindre les bêtes, nous entrons dans l’excavation de la grotte, nous nous enfonçons dans les
plis denses de la jungle, nous nous baignons dans la chevelure glacée du torrent, nous brûlons dans
l’incendie, nous disparaissons dans la sensualité du site.
Le paysage est indissociable du devenir, souvent représenté par la ligne visible de l’horizon. Là d’une
autre manière, la structuration du paysage ne se fait pas par l’horizon, tout particulièrement lorsque
nous nous enforestons11. Cette jonction du sol et de l’azur est derrière, cachée, enfouie, en perspective
indiscernable. Si cette dernière est aussi ce qui se dérobe à la vue du sujet, si elle est ce qu’il y a audelà,
la texture végétale est ici totalement immersive, enrobante, voire frontale12. Dans cette
luxuriance, nous sommes sur la lisière où la terre demeure intouchée du ciel.
Juliette Fontaine, 2018
(1) Jean-Jacques Rousseau, Rêveries d’un promeneur solitaire, ed. Livre de Poche, 1782
(2) Emmanuel Kant, traité sur le sublime et le beau intitulé Critique du jugement, Librairie philosophique de Ladrange, 1846
(3) Denis Diderot, à propos de Jean Siméon Chardin, salon de 1763
(4) Bruno Gadenne, Cascade-Variation I et Cascade-Variation VI, huile sur toile, 50 x 60 cm, 2016 / Feu I, huile sur toile, 40 x
60 cm, 2017
(5) Bruno Gadenne, L’Autre versant, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2015 / Les Idoles, huile sur toile, 130 x 162 cm, 2016
(6) Bruno Gadenne, Incendie II, huile sur toile, 100 x 150 cm, 2017
(7) Bruno Gadenne, Les Soldats blancs, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2017
(8) Bruno Gadenne, La Menace, huile sur toile, 130 x 160 cm, 2017
(9) Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, ed. Bayard 2007
(10) Jean-Christophe Bailly, Le versant animal, ed. Bayard 2007
(11) S’Enforester est le terme choisi par Bruno Gadenne pour le titre d’un ensemble de toiles récentes
(12) Bruno Gadenne, Les Rapides, aquarelle, 29 x 39 cm, 2017 / Les Troncs blancs, huile sur toile, 110 x 140 cm, 2017
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LE GRAND REVEIL
exposition personnelle de Bruno Gadenne, Galerie Bertrand Gillig, Strasbourg 08/09/2018 – 30/09/2018
« Tyger tyger, burning bright,
In the forests of the night ; »
William Blake, Songs of Innocence, The Tyger (extrait), 1789
Voilà cinq années que je m'applique à représenter l'inquiétante étrangeté de ces forêts qui
recèlent leur propre obscurité. Je suis allé les chercher aux quatre coins du globe. Plus récemment,
un besoin de renouveau dans ma palette et dans mon sujet me poussa à l'autodafé de cette
pinacothèque personnelle. J'y mis le feu, réveillant les contrastes, laissant apparaître les souscouches
bariolées qui se trouvaient d'habitude recouvertes de glacis bleutés.
Ces feux de forêt, bien qu'issus d'une imagerie plus violente, plus mouvementée, me semblent tout
autant concernés par cette inquiétante étrangeté, ce sentiment unheimlich qui m'est cher. L'effroi des
flammes fait face à la fascination que procurent celles-ci, un hypnotisme corrompu, que je m'efforce
de retranscrire par le détail des touches colorées. Des toiles qui se lisent en plusieurs temps, sautant
au regard par leurs contrastes, leurs couleurs saturées, puis happant le regardeur feuille par feuille,
branche par branche.
Juillet 2015, Bornéo, Malaisie. La route que je suis traverse des champs de cendres. Des
souches calcinées témoignent cruellement de la forêt primaire qui poussait ici. Dans quelques mois,
les éléis de Guinée sortiront de cette terre fertile, à l'instar des milliers de kilomètres carrés d'ores et
déjà occupés par ceux que l'on appelle plus communément palmiers à huile. Je ne peux m'empêcher
de trouver une valeur esthétique à ces plantations : je m'imagine dans une palmeraie au bord du Nil,
au temps des pharaons. Mais la destruction des arbres insulaires a bien eu lieu. Chaque branche,
telle un pont enflammé, propagea le vacarme des flammes. Les feuilles éblouies se consumèrent
malgré l'humidité omniprésente de cette jungle primaire.
Au milieu de la nuit, loin des regards : le réveil des grands arbres.
B. Gadenne, août 2018
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La rivière la nuit, Exposition personnelle de Bruno Gadenne
Galerie Bertrand Gillig – 23/04/2016 - 14/05/2016
Prendre l’air
Pour me permettre d’avoir une vue d’ensemble de son travail, Bruno Gadenne me propose de sortir toutes ses toiles dans le jardin de son atelier. Une à une, il les dispose contre les murs d’enceinte, contre les troncs d’arbre. Le lilas, le laurier, le jasmin sont comme des traits d’union entre les différents tableaux.
Au printemps dernier, Bruno est parti en voyage pendant plusieurs mois. À son retour, il s’est installé dans son atelier et a peint. Sur les toiles, la végétation des jungles, les rivières, les cascades, les plages. Bruno Gadenne est rentré de voyage comme on se réveillerait d’un long sommeil ; à peine rentré, à peine les yeux ouverts, ce qui a été vu dans les rêves est déjà loin et, alors, déjà étrange.
C’est donc dans le jardin que je regarde les tableaux, en plein air.
À mesure que le jour tombe, que la lumière baisse, quelque chose change dans mon regard, comme une accoutumance à l’obscurité des images. Dans les paysages sombres qui ne sont ni dans la nuit, ni dans le jour, le feuillage semble au premier abord être une masse quasi uniforme, interrompue par intervalles par les branchages clairs, les portions de ciel, les tonalités de verts différentes. Progressivement, alors que le soir se fait dans le jardin et que mes yeux s’habituent aux images, je discerne des couches successives de feuillage précis et foisonnant.
La façon dont Bruno Gadenne travaille peut rappeler, sur certains aspects, le travail d’un tireur photographique. Lorsqu’il s’agit de traiter un négatif sous-exposé, il s’agit de réussir à conjuguer l’intensité du vrai noir de l’image, et la révélation effective de tous les détails présents, même enfouis dans ce noir. Il faut que l’image soit résolument sombre, mais pas bouchée. En faisant monter les noirs par étapes, pour laisser le temps aux éléments plus clairs de se révéler, on peut y parvenir. La photographie est alors en quelque sorte composée de couches de lumière, de la plus claire à la plus sombre. Selon la façon dont on regarde l’image, sous quel angle, à quelle distance, sous quel éclairage, les détails se révèlent et ont véritablement l’air d’apparaître, de sortir de l’obscurité.
Bruno Gadenne assombrit ses images ; il recouvre les couches un certain nombre de fois, quitte à ce que la teinte précédente ait l’air d’avoir tout à fait disparu. Ainsi, tout le feuillage est bien là, bien qu’on n’en distingue parfois qu’une partie ; il donne l’impression d’apparaître aléatoirement, de se révéler de façon vibratoire, toujours différemment.
*
Alors qu’il remet les toiles dans l’atelier, Bruno me parle de son voyage et me raconte que lorsque des centaines de milliers de chauves-souris déploient leurs ailes en même temps, on entend comme le bruit de la pluie.
Il me parle également d’un livre qu’il lisait enfant, et qui se trouve toujours sur son bureau : Un jour sur la rivière ( Reinhard Michl, Milan, 1993 ). Des enfants, comme livrés à eux-mêmes, descendent un cours d’eau dans une barque, et le paysage autour d’eux se déploie.
Il existe en littérature un genre appelé « robinsonnade », qui qualifie les récits de survie sur une île déserte — le nom est de fait emprunté à l’oeuvre de Daniel Defoe. Un certain nombre de caractéristiques les rassemble : la découverte d’un lieu dénué de toute présence humaine ; le déploiement d’une certaine ingéniosité pour survivre ; une dimension fantastique qui vient faire basculer le réel ; la solitude ; l’amour de la nature ; la confusion des notions d’espace et de temps.
D’une certaine façon, les tableaux de Bruno Gadenne viennent raconter une robinsonnade — naufrage et grands dangers exceptés. L’absence de figure humaine, l’abondance de la végétation, l’impossibilité de situer le paysage dans le temps et dans l’espace, confèrent à la série une dimension lointaine, hors de tout. Elle rend compte de la traversée d’un lieu inconnu, dans la plus grande solitude. Par le biais de la peinture, le paysage réel, parfois hostile, semble pouvoir enfin être apprivoisé, maîtrisé. Le silence des images, leur calme inquiétant donnent une sensation d’insularité, liée à l’isolement bien réel du peintre robinson. Paradoxalement, cette insularité des tableaux s’associe naturellement à la continuité du cours de la rivière, qui semble infinie car signifiée à diverses reprises, toujours différemment. Tantôt nous nous trouvons sur sa rive, tout à fait au bord ; tantôt nous sommes un peu plus loin. Parfois, nous naviguons dessus et nous enfonçons dans l’image.
La robinsonnade est inévitablement liée à l’enfance, aux histoires qu’on se raconte ; et le livre qui accompagne Bruno depuis toujours ne déroge pas à la règle. Explorer un lieu, parvenir à y vivre et à s’acclimater, mettre en place un rythme et des habitudes, cela répond de la même injonction, qu’il s’agisse du jardin de la maison où l’on construit une cabane, ou d’une jungle lointaine et sombre.
« Allez ! s’écria Jack enfin, on est des explorateurs. […] Ils ne savaient pas au juste pourquoi ils étaient heureux. Ils étaient en nage, sales et fatigués. Ralph portait de profondes égratignures. Les lianes, épaisses comme leurs cuisses, ne se laissaient pénétrer que par d’étroits tunnels.
Pour sonder la profondeur de la forêt, Ralph poussa un cri et ils prêtèrent l’oreille à l’écho étouffé. […] Ce fut de nouveau entre eux la communion des yeux brillants dans la pénombre. » ( William Golding, Sa Majesté des mouches, 1954 )
Les tableaux de Bruno Gadenne et sa démarche de peintre m’évoquent ces histoires d’aventures d’enfants explorateurs — qui ici ne sont pas vraiment seuls, mais plutôt seuls ensemble. Les arbres blancs étincelants, les fougères et les sols semblant parfois suspendus dans les airs, les touches dorées du feuillage, sont autant d’épiphanies propres au regard du découvreur — ce qui apparaît quand on regarde quelque chose pour la première fois, les yeux brillants dans la pénombre.
Peu importe ainsi de connaître la destination, le parcours, les noms des pays ; il faudrait presque ne jamais savoir où Bruno est parti. Ce qui compte, c’est cette volonté de se soustraire momentanément à un temps et à un espace, de se retirer de l’atelier, du monde apprivoisé. Le voyage n’a pas besoin d’être lointain ; il est, quoiqu’il arrive, le négatif de l’atelier, l’autre temps de la peinture.
Nina Ferrer-Gleize
avril 2016
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La rivière la nuit.
Avant les lavis, avant les coups de pinceaux, avant la préparation du support, avant le traitement de mes images sur l’ordinateur, il y a un voyage. Un voyage solitaire, une expédition hors des sentiers battus, où je me confronte à des paysages vierges de présence humaine. Il y a ce besoin de me retrouver face à face avec le sujet. De la jungle primaire de Bornéo aux étendues minérales de l’Islande, je ramène des expériences dont des photographies sont témoins : elles sont le vecteur entre le vécu et l’atelier. La photographie me permet de prendre du recul sur les paysages vus, de me libérer d’un réalisme qu’induit la peinture sur le motif.
Les peintures que je propose invitent à prendre du temps. Le temps que la rétine s’adapte aux nuances sombres sous le vernis. Le temps de s’approprier les détails, la profondeur de certains noirs. C’est un appel à la contemplation tout en étant sur le qui-vive. Un calme qui dissimule une menace sous-jacente. Je m’intéresse à la notion de sublime en tant que rencontre entre le beau et l’inquiétante étrangeté. Retranscrire une sensation d’émerveillement devant la nature mêlée à l’inquiétude de se retrouver seul en forêt à la tombée de la nuit.
“L’intéressant ne s’ajoute pas au beau: il lui applique une forme de blessure et l’oblige à vaciller. Ainsi nos tableaux ne devaient être ni “pas assez” beau, ni “trop” beau, ils devaient mettre en péril l’idée du beau, sans que cette mise en péril puisse sembler le simple fruit de l’ignorance ou de l’étourderie.”
Chrystèle Burgard et Baldine Saint Girons, Le paysage et la question du sublime, éd. RMN, p.11
L’absence d’architecture, d’éléments manufacturés, n’est pas un hasard. La nature a quelque chose d’universel, d’intemporel qui permet à chacun de se l’approprier. L’homme a un rapport inné de frayeur et d’admiration vis-à-vis de celle-ci. Je propose dans mes toiles un romantisme contemporain, une porte de sortie de la civilisation pour retrouver une Arcadie sauvage.
“Le grand mur de végétation, la masse exubérante et enchevêtrée des troncs, des branches, des feuilles, des brindilles festonnées, immobile dans la clarté lunaire, avait l’air d’une invasion frénétique de vie silencieuse, d’une vague roulante de plantes empilées, dont la crête était prête à submerger la crique, à nous balayer tous, petits brins d’hommes, hors de notre petite existence ; mais elle ne déferlait pas.”
Joseph Conrad, Au coeur des ténèbres, trad. Odette Lamolle, éditions Autrement, Paris, 1997 p.50
Bruno Gadenne, Paris, janvier 2016
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Mémoire de fin d'étude, DNSEP Art (cliquez pour feuilleter)